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États d’âme(s)

Emanuelle

« Avoir une autre langue c'est posséder une deuxième âme ». Charlemagne


Je vis en trois langues. Chacune se dispute ma fidélité, mais c’est en vain, car Charlemagne avait raison et c’est avec une âme différente que j’aime chacune d’entre elles.


Au français, je voue un amour filial, inconditionnel.


Pour l’anglais, j’ai eu un coup de foudre aux premières notes du mot « lullaby ». J’aime autant la langue que la possibilité qu’elle me donne d’exprimer des sentiments inédits (non-dits) en français : l’enthousiasme, la bonté, la gratitude, la générosité. L’anglais met des mots pragmatiques sur nos émotions positives, sa structure est claire, sa formulation directe.


L’hébreu est la langue de mon cœur, mais c’est un amour tourmenté, teinté d’un complexe d’infériorité. L’hébreu est si ancien et sage, sacré par de nombreux aspects-- serais-je jamais à la hauteur ? Il m’impressionne, si étranger et pourtant si familier, avec ses lettres alambiquées, ses mots écorchés vifs, plein de gutturales, cascades de sons abruptes.


Passer d’une langue à l’autre c’est faire éclater les carcans qui délimitent notre pensée. C’est exprimer trois versions légèrement différentes de moi-même. Emanuelle la Française est une femme cultivée. Emma l’anglophone est bien plus optimiste et expansive. Imanouel, l’Israélienne parle psychologie, développement personnel et spiritualité, d’une manière qui fait souvent sourire (et rougir) l’Emanuelle parisienne et rationnelle.


La difficulté de passer d’une langue à l’autre vient rarement d’une impossibilité à traduire, mais plutôt de difficultés conceptuelles. Certaines idées ou sentiments sont naturels dans une langue mais inadéquats, gauches ou inintelligibles dans une autre.


Il est très difficile d’exprimer en français des sentiments positifs sans tomber dans la niaiserie. La bonté est dévalorisée. La générosité, la foi, la prière ou la gratitude sont des termes à connotation religieuse. L’enthousiasme, l’éloge et l’optimisme sont définitivement suspects.


Mes enfants préfèrent l’anglais. Son exubérance, ses points d’exclamation, sa désinhibition. Spontanément l’anglais me vient aussi quand nous parlons de gratitude, de gentillesse – champ lexical qui semble être limité en français aux livres pour enfants de la Comtesse de Ségur.


Les langues reflètent-elles les mentalités ? Ou bien est-ce le contraire et nos mentalités sont forgées par les langues que nous parlons ? Si l’on reprend l’exemple du complexe français envers les émotions positives : le manque d’expressions positives en français est-il le reflet d’une négativité ambiante, ou bien fait-il partie des paramètres qui causent cette négativité ?


C’est la question de la poule et de l'œuf. C’est une question éternelle ; mais récemment les laboratoires de linguistique ont collecté suffisamment de données pour démontrer que notre manière de réfléchir le monde est formatée par la langue que nous parlons.


Il y a un exemple que j’aime beaucoup car il démontre que j’aurais pu avoir le sens de l’orientation… si seulement j’étais née dans la tribu aborigène des Kuuk Thaayorre en Australie[1] ! Cette tribu s’exprime en utilisant les signes cardinaux (nord, sud, est, ouest) plutôt que des notions générales. Par exemple pour dire « comment vas-tu ?» en Kuuk Thaayorre, on demanderait « dans quelle direction vas-tu ?». Et si tout va bien, il faut donc répondre : « Nord-Ouest sur une grande distance », ce qui signifierait « super, la forme ! »


Des études récentes montrent que les membres de la tribu des Kuuk Thaayorre ont un sens de l’orientation supérieur à celui de certains animaux. Ce n’est donc pas qu’ils ont un instinct ou une agilité physiologique supérieure aux autres hommes mais bien que le langage a façonné leur capacités cognitives, leur aptitude à réfléchir le monde en terme d’orientation. Le langage crée notre réalité[2]. Il influence grandement la perception du monde qui nous entoure de manière positive, négative, genrée[3] et même orientée donc.


Les mots façonnent notre pensée. George Orwell disait que si l’on interdisait le mot «liberté», ce serait le concept même de liberté qui disparaitrait peu à peu de nos esprits.


Les mots durs, les acerbes critiques sont dévastateurs causant peine et humiliation sur leur passage. Les Sages du Talmud le comparent à un crime qui tuerait l’auteur de ces mots, celui à qui ils s’appliquent, et celui qui les entend[4]. Mais si les mots peuvent détruire, ils peuvent aussi construire ! Le monde a été créé avec des mots, leur pouvoir créateur est infini. D’ailleurs les mots Dibur (parole) et Davar (chose) ont la même racine, c’est donc bien que les mots créent notre réalité physique, faite de choses. C’est pourquoi selon the Zohar, celui qui aurait pu dire un mot « bon », réconfortant, et s’en est abstenu, est également coupable. [5]


Il faudrait pouvoir faire la liste de ce qui peut être pensé/ exprimé/ et traduit d’une langue à l’autre.

Les omissions et les impossibilités en disent tant. Lorsque mes enfants étaient petits j’avais décidé d’appliquer une règle d’airain à la maison : je ne parlerais que le français, mon mari ne parlerait que l’anglais et les enfants apprendraient l’hébreu à l’école. Je pensais que la constance était la clé du succès. Mais cette règle n’a pas tenu plus de deux ans. Instinctivement, nous nous sommes mis à parler chaque langue dans le contexte où elle nous permet d’exprimer le plus justement possible ce que nous ressentons. L’anglais est la langue du quotidien, efficace et positive. L’hébreu est la langue de l’étude, de la spiritualité. Et le français est la langue du luxe (nourriture raffinée, vêtements et vacances.)


Renonçant aux frontières inamovibles que j’essayais d’établir entre les langues, j’utilise l’anglais pour encourager ou complimenter mes enfants ; renonçant à la facilité du monolingue, je choisis mes mots avec un soin que d’aucuns jugent exagéré, et je peux paraitre hésitante quelle que soit la langue que je parle. C’est un amour des mots un trop prononcé, un souci excessif de bien formuler les choses qui me laisse une trace de bégaiement quasi imperceptible. Ma seule consolation étant que c’est un défaut que je partage avec des amoureux des mots bien plus grands que moi, avec d’illustres écrivains que j’admire, tel Amos Oz, dont Natalie Portman qui a conçu la version cinématographique de son roman autobiographique disait dans une lettre posthume qu’elle lui a adressée : « Tu te souciais tellement des mots que tu ne les utilisais pas à moins qu’ils aient été forgés minutieusement pour que ton auditeur ressente exactement ce que tu voulais que les mots révèlent. »[6]


Bien sûr, j’ai aussi souvent en tête la citation d’Albert Camus « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde. » C’est une affirmation si juste – et formulée d’une si jolie manière. Mais je ne peux m’empêcher de noter qu’elle est rédigée de manière négative (argh le français !), son sujet étant le « mal nommer ». Je voudrais inverser la donne et réfléchir au monde que nous pourrions créer si nous faisions l’effort de bien nommer les choses, d’employer le mot juste. Je pense que ce monde serait apaisé, réparé… « le monde est fait d’histoires, et non d’atomes » [7]et les histoires faites de mots justes sont régénératrices.



[1]https://www.researchgate.net/publication/8408937_Can_language_restructure_cognition_The_case_of_space [2] Si j’étais née aux Etats-Unis, peut-être serais-je devenue une incorrigible optimiste (stupide donc, « comme tous les Américains »). [3] D’ailleurs avec la mode du « gender neutral » dont on ne sait où elle s’arrêtera, je me demande si les féministes et bien penseurs vont nous imposer un genre neutre généralisé à tous les noms et pronoms de la langue française. [4] Mishneh Torah, Hilchot De’ot 7:3. [5] כמו עונשו של אדם שאומר מילה רעה כך עונשו בגלל מילה טובה שיכל לומר ולא אמר'! [6] A letter to Amos Oz, on the writer’s shloshim. Natalie Portman [7] Muriel Rukeyser

 
 
 

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