
En image, la poétesse américaine Amanda Gorman lit son poème « The Hill We Climb » lors de la cérémonie d’investiture du président Joseph Biden
« Une svelte jeune femme noire[1] » vola la vedette au Président des États-Unis, Joseph Biden, le jour de son investiture le 20 janvier 2021.
Une jeune femme noire, brindille légère mais inflexible, aux racines fermement ancrées dans le sol historique du Capitole de Washington, quelques feuillets à la main, fit rêver l’Amérique et le monde.
Une jeune femme noire, vêtue de couleurs flamboyantes, portant pour toute parure ses deux mains virevoltantes au rythme des mots, donna espoir à un pays, à un monde meurtris.
« We will raise this wounded world into a wondrous one. »
« Nous relèverons ce monde blessé ; nous en ferons un monde enchanté, » déclama-t-elle du haut de ses vingt-deux printemps.
Et le vieux monde blessé tendit l’oreille. Tant il avait soif de mots pour panser ses maux. Tant il était en mal d’inspiration, en quête de sens.
Avec ses quelques vers, trois feuillets, cinq minutes de poésie, Amanda Gorman resuscita l’Amérique. L’idée de l’Amérique. L’idéal inscrit au pied de la statue de la Liberté, puis tristement oublié, qui annonçait l’établissement d’un monde nouveau où les pauvres et les déshérités auraient leur place : « Donne-moi tes pauvres, tes exténués, Tes masses innombrables aspirant à vivre libres Le rebus de tes rivages surpeuplés, Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête me les rapporte Je dresse ma lumière au-dessus de la porte d’or ! »
Quelques strophes écrites en 1883, déposées au pied de la Statue de La Liberté, et c’est l’essence d’une nation qui se révèle. Quelques strophes écrites en 2021, après les élections les plus violentes qu’aient connu les États-Unis, et c’est l’esprit d’une nation qui se réveille.
Les mots capturent une essence, donnent à voir notre réalité en miroir – ce reflet permettant la « réflet-xion», un cheminement qui nous fait prendre de la hauteur, de la perspective, nous hisse au-delà du moment pour nous inscrire dans quelque chose de plus grand, fragment de l’Histoire humaine, faite de mots et d’histoires.
Et n’est-ce pas là le rôle de la poésie que de relever notre monde blessé et d’en faire un monde enchanté ?
Oui, les mots aident à guérir nos blessures. Les vers chantés par Aviv Geffen après l’assassinat d’Ytschak Rabin nous accompagnent tous les ans le 4 novembre, nous enveloppant d’une mélodie douce-amère.
Les mots nous réveillent. Parfois, c’est le seul fait de tendre un miroir à la société qui entraine un sursaut salvateur, un réveil, une renaissance. Je pense aux mots de l’écrivain David Grosman, mis en musique par le groupe israélien Hadag Nachash, dans Shirat Hasticker. L’auteur juxtapose les slogans politiques qui polluent nos vies. Il les met bout à bout, sans logique et sans aucun mot de coordination entre eux. Juste une avalanche de mots pleins de haine, d’espoir, de contradictions. Une avalanche de dogmes. Démonstration puissante de l’absurdité de nos antagonismes.
Mais surtout, les mots inspirent, insufflent un souffle d’espoir, nourrissent nos rêves et nous font entrevoir un idéal à atteindre. Ils donnent sens au monde qui nous entoure, du plus anodin (Le Chat de Colette) au plus idéal (Liberté de Paul Eluard). Et comme Viktor Frankl l’affirmait : la quête de sens définit l’humain, plus profondément que toute autre quête.[2]
Le monde occidental est désillusionné, désenchanté. Nous avons enterré D.ieu, et avec lui la spiritualité et la morale. Pour finir même les idéaux politiques forts sont aujourd’hui morts, passés au crible d’une critique destructrice qui ne laisse survivre que le scepticisme et le pessimisme. La littérature, et l’art en général, sont peut-être les seules ressources qui nous restent pour nous envoler, ensemble, vers de nouveaux horizons -- autres que celui du consumérisme à grande échelle.
Les mots font rêver et nous avons soif de rêves. Ce n’est pas pour rien que le plus grand discours de tous les temps commença par ces trois mots, si simples : « I have a dream ».
L’art dépasse les divergences et les appartenances, les fractures et les clivages. L’art s’adresse à cette part de nous-mêmes qui est à la fois éternelle, et universelle – notre âme. « Tout ce qui est personnel est universel[3]» disait Charlie Chaplin, et Amanda Gorman de lui donner raison, montrant que seul un poème qui touche au cœur a pu réunir l’espace de quelques minutes une nation fragmentée…
Parions que le succès de la jeune poétesse n’est qu’un début… Espérons qu’elle réveille en nous un amour renouvelé des mots, qui manquent tant dans notre monde fait d’algorithmes et d’équations.

Peinture et poésie, Nina Kolchitskaia
[1] Il s’agit ici d’une reprise des mots de la poétesse, Amanda Gorman, qui se décrit comme « a skinny Black girl » [2] "L'important pour un être humain n'est pas d'accroître son plaisir et d'éviter la souffrance, mais plutôt de chercher le sens de sa vie." [3] Merci à Nathalie Ohana de m’avoir fait découvrir cette belle citation
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