“N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique, religieuse OU SANITAIRE pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
Simone de Beauvoir
C’est Emma, la fameuse dessinatrice à l’origine du concept de la « charge mentale »[1], qui ajouta récemment l’adjectif « sanitaire » à l’énumération des crises qui pourraient menacer les droits de la femme selon Simone de Beauvoir.
Le COVID agit en catalyseur sur tant d’aspects. Le rôle des femmes est l’un d’entre eux. Durant le confinement 21% des femmes (soit deux fois plus que les hommes) ont dû renoncer à leur activité professionnelle pour garder les enfants.[2]
Argh !
D’après les mots brillants d’Emma, « inconsciemment on considère encore aujourd’hui que le salaire des femmes est celui d’appoint », et peut donc être supprimé en cas de crise. Peu importent le montant de ce salaire, ou le fait que ce présupposé même soit à la source du problème puisqu’il crée une prophétie autoréalisatrice.
Toujours avec les mots d’Emma, c’est tout aussi « inconsciemment » que l’on suppose que le travail domestique, émotionnel, est l’apanage de la féminité. Or « au cas où ça serait encore nécessaire je précise qu’assumer ces charges n’a rien d’inné pour les femmes ! »[3]
Comme beaucoup, pendant le confinement, j’ai eu l’impression que mes tâches s’étaient à la fois superposées et démultipliées (le nombre de repas, de conflits entre enfants, les heures de ménage étaient en croissance exponentielle, alors que les heures de travail se faisaient de plus en plus tardives).
La tentation de tout envoyer promener était grande. Et comme nous pouvons très difficilement envoyer nos enfants promener (quoique ;-) c’est le travail qui paie. Sauf qu’en sacrifiant leur travail, les femmes sacrifient de fait une chance qui leur est donnée d’exprimer leur individualité et d’exister autrement que comme « appoint » de qui que ce soit. Ce rôle d’aide, de soutien, d’assistante, qui se reflète bien dans la notion de salaire « d’appoint », me fait irrésistiblement penser au narratif biblique de la création de la femme, comme « aide » de l’homme.
… Ce qui me donne l’opportunité de partager avec vous l’extraordinaire modernité du texte biblique sur ce que l’on appelle de nos jours le « multitasking » féminin !
Ce qui suit est issu d’un commentaire sur le texte biblique de Nehama Leibowitz, qui m’a été transmis par Judy Klitsner de l’Institut Pardès à Jérusalem. J’en livre ici une lecture personnelle.
Si le commentaire n’est pas le mien, toute erreur ou approximation serait naturellement de mon fait.
Commençons donc… au commencement !
Au commencement des temps, Dieu créa l’humanité à son image. Dans le texte : « Dieu créa l'Homme à Son image ; c’est à l'image de Dieu qu'Il le créa ; mâle et femelle, Il les créa. » Cette première apparition de la femme dans le narratif se fait sur un pied d’égalité. Dieu crée l’humanité, en deux genres, également à Son image.
Jusqu’ici tout va bien…
Cependant, la seconde apparition de la femme dans le texte biblique contredit tout à fait la première[4] puisque c’est à ce moment qu’intervient la fameuse histoire selon laquelle Dieu voit « qu’il n’est pas bon pour l’homme d’être seul », et lui façonne une « aide » à partir de l’une de ses côtes.[5] A noter que dans ce second narratif, Adam est très satisfait de sa femme et déclare : « Cette fois-ci, c’est un os de mes os et une chair de ma chair. »
Enfin, la troisième apparition de la femme dans le récit biblique est tristement célèbre puisqu’il s’agit de son dialogue avec le serpent, de la « faute » (dont nous verrons qu’elle n’en est peut-être pas une) et de la punition qui s’ensuivent.
Voici ce que le serpent dit à la femme dans le texte : « Vous ne mourrez pas inévitablement […] vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. » Sur quoi, la femme décide de braver l’interdiction divine et de manger le fruit interdit. Elle est par la suite punie entre autres par un enfantement douloureux et nommée Hava, ou Ève, la mère du vivant.
Mais quel est donc l’argument qui convainc la femme d’enfreindre l’interdit divin, nous demande Nehama Leibowitz ? C’est celui de devenir « comme Dieu ». OR n’est-ce pas précisément ce qui a été promis à la femme lors de sa première apparition dans le texte biblique : « être à l’image de Dieu » ?
Selon Nehama Leibowitz, le serpent n’a rien de réel. Il s’agit d’une allégorie des doutes d’Ève. Dans le premier verset, Ève est créée à l’image de Dieu. Elle est Son émule sur terre, tout comme Adam. Dans le second verset, Ève n’est définie que de manière relative à Adam, comme son aide. Tiraillée entre ces deux rôles qui semblent se contredire, Ève est séduite par le serpent qui la convainc de manger du fruit défendu en arguant que ce fruit la rendra « comme Dieu », en d’autres mots en lui réaffirmant la mission divine qui lui avait été promise en premier lieu…
L’hypothèse sous-jacente ici est qu’Ève ne se retrouve pas dans le second narratif et tente par tout moyen de retourner au premier récit qui lui promettait d’être investie d’une mission divine, au même titre qu’Adam. Et c’est ce refus d’être restreinte, limitée au rôle d’aide qui nourrit l’argument du serpent (c’est-à-dire les doutes et les tiraillements intérieurs d’Ève).
Enfin, la dernière dimension du rôle d’Ève est mentionnée avec sa punition. Elle sera la mère du vivant et cette maternité surviendra dans la souffrance.
Ève apparait sous trois dénominations différentes[6] dans ces trois versets, reflétant les trois rôles majeurs de la vie d’une femme (individu, conjointe, mère). Les contradictions entre ces rôles caractérisent l’existence première de la femme dans le récit biblique -- et font écho de manière surprenante avec mon vécu de femme du 21e siècle !
Ce qui demeure vrai au-delà des siècles, c’est que la petite voix intérieure féminine ne nous laissera pas nous contenter d’un rôle dans lequel notre individualité ne peut s’exprimer que par le filtre d’un homme.Comme le dit Nehama Leibowitz, le serpent n’est qu’un leurre : le doute quant à notre rôle en tant que femme se trouve en fait au plus profond de nous-mêmes. Je nous souhaite donc, avec les mots de Virginia Woolf que « l’on se libère nous-mêmes, que l’on découvre nos propres dimensions, et que l’on refuse les entraves. »[7][8]
[1] Merci à Natalie Shell qui m’a fait redécouvrir Emma ! [2] 21% contre 12% d’après l’INSEE [3] Ma découverte de cette pièce de la maison appelée cuisine, à l’âge de 19 ans, brûle encore ma mémoire [4] Je suis convaincue qu’il s’agit d’une indication des multiples tiraillements et contradictions qui constituent l’essence même de la condition féminine. [5] L'Éternel Dieu dit : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; Je vais lui faire une aide qui lui corresponde. » Alors l'Éternel D.ieu fit tomber un sommeil sur l'homme, et il dormit ; et Il prit une de ses côtes, et lui substitua de la chair. L'Éternel Dieu édifia la côte qu'Il avait prise à l'homme, en femme et Il l’amena à l'homme. Et l'homme dit : « Cette fois ci, c’est un os de mes os et une chair de ma chair ; celle-ci sera nommée Icha, parce qu'elle a été prise de Ich. » [6] נקבה אשה וחבה [7] La citation originale : « Ce qui compte c'est se libérer soi-même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves. »
[8] Merci à Stephanie Binder pour la relecture attentive de ce texte écrit à des heures indues!
Magnifique.. Tu as une plume talentueuse