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Les Invulnérables

Emanuelle

Art japonais de réparation des céramiques brisées avec une laque saupoudrée de poudre d'or
Œuvre inspirée du Kintsugi

J’aime beaucoup les TED talks : versions contemporaines du café philo, ce sont des conférences vidéo d’une vingtaine de minutes, sur des thèmes toujours intéressants, universels. J’aime l’émotion qui souvent s’en dégage, le choix des thèmes, le partage…


Un TED talk m’interpelle par son succès : celui du Dr. Renée Brown sur le pouvoir de la vulnérabilité. Le résumé de la conférence en quelques mots serait le suivant :

1. Dr. Renée Brown n’aime pas la vulnérabilité qu’elle associe aux sentiments de honte et peur. 2. Cependant après des années de recherche, elle se rend compte que les gens heureux acceptent souvent d’être vulnérables, ce qui est la condition de leur authenticité, et par là même de leur humanité.

3. En conclusion, Dr. Brown accepte et accueille le sentiment de vulnérabilité.


51 millions de vues.


Really ? Je ne comprends pas en quoi consiste la révélation.

Certes, le mot vulnérable a une connotation négative en anglais qui l’associe de manière quasi-systématique à la faiblesse. Si cette connotation négative existe bien sûr en français, je pense néanmoins que l’association « vulnérabilité = faiblesse » y est quand même moins automatique. Je crois que nous avons moins de difficulté à voir la beauté dans la vulnérabilité. Pensons par exemple à la figure artistique du nu, archétype du beau, vulnérable s’il en est.


La vulnérabilité n’est certes pas une condition souhaitable mais elle fait partie de l’expérience humaine. La fragilité est constitutive de notre être. L’humain est même une des créatures les plus fragiles aux niveaux physiologique et psychologique (on a encore rarement vu d’animaux faire de grosses dépressions, voire commettre un suicide…)


Et tout comme le cristal est fragile, c’est aussi dans sa délicatesse que repose sa beauté. S’il n’était si fin, il ne serait si beau. Si nous étions moins vulnérables, nous serions aussi moins humains, moins prompts à tomber - et à se relever.


Les individus les plus sensibles parmi nous sont certes vulnérables en cas d’agression, mais ils ressentent aussi les sentiments de joie, de reconnaissance ou de tendresse avec une acuité particulière. La fragilité de notre condition, et la conscience de cette fragilité, sont aussi une force. D’ailleurs cela requiert une grande force intérieure que de se savoir fragile.


On ne sent jamais aussi vivant que lorsqu’on se sent totalement, irréversiblement vulnérable – fragment périssable dans l’immensité atemporelle de la création. C’est le sentiment que l’on éprouve devant l’éternité du beau, la grandeur de la nature, ou notre insignifiance au regard du monde.

La vie d’un homme, un clin d’œil de Dieu. Nous sommes vulnérables par essence.

Et puis, toutes les mères le savent bien : si nous aimons nos enfants de manière égale, c’est celui qui est le plus vulnérable, celui qui souffre d’une fêlure même infime, qui touche au plus profond de nos cœurs cet instinct maternel si fort qu’il nous ferait bondir sur quiconque aurait le malheur de le blesser. Pour aimer, et être aimé, il faut accepter de baisser les armes, se mettre à nu, s’exposer. Il faut accepter d’être vulnérable.


 

Tout cela me parait assez évident. D’où ma surprise devant la popularité de la conférence de Renée Brown. Je ne vois pas où est la nouveauté du raisonnement. J’ai tourné et retourné la question dans mon esprit, jusqu’au moment où je me suis aperçue que je ne partais pas de la même hypothèse que Dr. Brown. En effet, elle révèle que rien dans son expérience de chercheuse ne la désarçonne davantage que les situations dans lesquelles elle se retrouve incapable de « contrôler et prédire » et qu’il lui a fallu un an de thérapie pour venir à bout de son aversion pour le manque de contrôle...Son hypothèse de départ est que nous pouvons (et devons) contrôler et prédire. Bien sûr, la vulnérabilité bouleverse ce mythe du grand décisionnaire rationnel qui maitrise le cours des choses.[1]

"Control and Predict"

À l’inverse, mon hypothèse de départ est que je ne contrôle pas tout - et cette hypothèse m’expose davantage à la réalité de ma vulnérabilité. J’ai conscience de ne pas être très représentative de ma génération, que j'appelle "Les Invulnérables", et qui ont tendance à se croire tout puissants... d’où peut être les 51 millions de vues de ce TED talk.




J’espère que l’exposé du Dr. Brown aidera à accepter notre vulnérabilité non comme une qualité à cultiver (je ne fais pas l’apologie de la fragilité à outrance) mais comme un élément intrinsèque de notre condition d’Homme… limité, imparfait, vulnérable donc… et pourtant infiniment libre.

Le refus de la vulnérabilité en dit tant sur nos sociétés. On parle fréquemment de « personnes vulnérables » : enfants, personnes handicapées, âgées, marginalisées… Bien souvent ces personnes sont stigmatisées (handicap, pathologie, asociabilité) et mises à l’écart dans des milieux spécialisés. Or, après avoir entendu le Dr. Brown décrire son rejet initial de la vulnérabilité, en constatant le succès de son talk, je vois confirmée la thèse d'Yves Pillant selon laquelle cette « mise à l’écart des personnes dites vulnérables n’est que la résonnance d’une société marquée par l’exclusion de la vulnérabilité.[2] »

C’est également l’idée défendue par Julia Kristeva dans sa « Lettre au président de la République » : les personnes handicapées « nous confrontent à l’angoisse de notre propre vulnérabilité, de notre propre incapacité. »

Or la reconnaissance d’autrui dans sa différence déroutante est conditionnée par l’acceptation de notre vulnérabilité… ou pour conclure avec les mots inégalables d’Emmanuel Levinas :


"Seul un moi vulnérable peut aimer autrui " -- Emmanuel Levinas

A bas les masques, les armes, les postures et les illusions de contrôle infini… soyons vrais, humains. Vulnérables.







Merci !

  • À mon mari, Paul, de m’avoir initiée au Kintsugi, art japonais de réparation des céramiques brisées avec une laque saupoudrée de poudre d'or

  • À Nathalie Ohana, alias docteur ès inspiration, qui m’a fait découvrir mille et un TED talks passionnants... et qui j'en suis sûre donnera son propre TED talk un jour très prochain!!

  • Last but not least, merci à Stéphanie Binder, chère repêcheuse de virgules oubliées, pour sa relecture attentive


Références [1] Je me demande comment ce genre de personnes ressentent notre vulnérabilité collective face au Corona. Un si petit microbe qui arrête le cours de la planète… [2] Yves Pillant. Une politique de la vulnérabilité est-elle ”pensable” ?. Philosophie. AMU - Aix Marseille Université, 2018.

 
 
 

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